U Fronte Turchinu, Jean-Pierre Santini
- jeanpaulceccaldi
- 1 juin 2015
- 4 min de lecture
Dans son dernier ouvrage, Jean-Pierre Santini laisse s’exprimer ses personnages, supporters du Sporting Club de Bastia qui se retrouvent à l’heure de l’apéritif dans un bistrot baptisé « U fronte turchinu ». Le « Front bleu » ? Comment ne pas penser immédiatement au Front national devenu bleu Marine ? Le narrateur est employé dans un magasin de bricolage. C’est un passionné de football. Comme tous les Bastiais, il attend avec impatience le 11 avril 2015, jour de la Finale de la Coupe de France entre son équipe le Sporting Club de Bastia et le Paris Saint Germain. Le récit se déroule dans une unité de temps entre la demi-finale gagnée par le SCB le 4 février et cette Finale. Les stades de football ont souvent été l’occasion de démonstrations racistes et des groupuscules extrémistes en ont fait leur terrain de bataille. Le PSG, comme d’autres clubs de foot, en fait partie. Que se passe-t-il en Corse avec le SCB ? Au Fronte Turchinu, des réflexions sur les Arabes, il y en a tous les jours, nous dit le narrateur et il ajoute : « Moi, c’est vrai que je ne suis pas d’accord au fond, mais c’est presque devenu une habitude. D’ailleurs, ça concerne pas que les Arabes. Comme a dit Lilian Thuram, tout y passe, les noirs, les pédés, les Italiens, les Roumains, les Portugais, les Polonais, et les Français, sti pinzutacci comme dit le Dédé, qui les appellent aussi les Gaulois ». On pourrait ajouter ceux que d’aucuns appellent les « pinzutiti », les « empinzutés » de la diaspora corse, bien qu’il n’en soit pas question dans le roman.
Parmi les habitués du Fronte turchinu, Dédé est le plus virulent et le plus politisé. Il trouve chez ses amis un silence complice qui va le pousser à vouloir les entraîner dans une idéologie fasciste qui peut trouver un terrain favorable sur une terre corse dont l’Histoire est liée au christianisme et à sa défense contre les invasions barbaresques. Des Corses peuvent-ils se laisser tenter par le chant des sirènes irrédentistes et fascistes dans un stade de foot, un bar de supporter ou sur leur lieu de travail ? Vont-ils peu à peu glisser de la xénophobie villageoise à l’idéologie faciste ? Du maillot bleu du SCB, au Bleu Marine ? Du Fronte Turchinu des supporters au Front National ?
Dans une analyse très intellectuelle du roman, Xavier Casanova écrit sur son site : « Avec U Fronte turchinu, Jean-Pierre Santini ouvre une nouvelle fenêtre dans la littérature corse d’expression française : la littéréalité. Qu’est-ce que j’entends par ce néologisme ? Une contraction du temps du récit autour d’un événement à forte résonance collective. Une contraction du temps de l’écriture, dans une rédaction à chaud, au cours de l’événement lui-même — ou tout au moins avant qu’il ne refroidisse —, sans s’octroyer le temps de l’analyse et du déploiement a posteriori de beaux discours universels et de belles théories générales, en leurs manières de tout emballer dans leurs élucidations falsifiantes plus que falsifiables ».
Il est exact qu’il s’agit d’un récit écrit « à chaud » mais à ce que Xavier Casanova appelle « Litteréalité » par un néologisme, je préfère l’expression « littérature de comptoir ». Jean-Pierre Santini utilise le langage parlé, celui de son narrateur. L’auteur s’efface, laissant l’analyse des dires et du roman aux lecteurs. Comme le dit le dicton corse : « A pratica vinci a grammatica ». La pratique domine la théorie, la réalité sociale dérange davantage que les discours universels et les belles théories générales. Le roman « U Fronte turchinu » fait appel davantage à l’émotion qu’à la morale, davantage à l’intelligence du cœur qu’à la raison. Au terme de ma lecture, j’ai pensé à une phrase de Barrès : « Ce n'est pas la raison qui nous fournit une direction morale, c'est la sensibilité ». Les personnages affirment tous : « Simu u Fronte turchinu ! ». Parmi eux se trouve un nouvel employé du magasin de bricolage, supporter lui aussi du club de foot bastiais. C’est Momo ! Comprenez Mohamed, né en Corse avec son identité de papier française, ses origines marocaine et tunisienne… mais surtout son identité corse de naissance et de cœur. A vous de découvrir, en lisant l’ouvrage, comment son intégration est possible et ses limites… à condition de ne pas tout prendre au premier degré et de ne pas être ancré dans un racisme primaire récupéré par ce que Jean-Pierre Santini appelle la « fachosphère ».
Dans une interview de l’auteur aux Dernières Nouvelles d'Alsace, il nous dit : « Un formidable mouvement de soutien au club bastiais a suivi sa qualification pour la finale de la Coupe de la Ligue, le 11 avril. Depuis longtemps, le football témoigne ici de ce que l’on peut appeler « le sentiment national ». Mais, après quarante ans de lutte « nationaliste », il y a toujours un abîme entre l’expression de l’émotion collective et celle d’une « conscience nationale ». J’ai voulu, par une écriture simple, témoigner au fil des jours de cette distance et de l’instrumentalisation que peuvent en faire des forces sociales ou politiques, notamment celles de la « fachosphère ». Quelques jours après cet engouement populaire, les jeunes indépendantistes organisaient une manifestation à Corte pour demander la libération des prisonniers politiques. Moins de deux cents personnes y participèrent. L’enjeu majeur actuel se résume peut-être au titre du manifeste historique du FLNC publié en 1977 : « A Libertà o a morte ».
Nous donnerons le dernier mot à Jean-Pierre Santini en reprenant un extrait de la 4ème page de couverture de U Fronte turchinu : « Pour que la littérature soit vraiment constitutive des imaginaires collectifs, elle ne doit pas négliger l'Histoire. Il est du devoir des auteurs de s'engager quand il apparait de plus en plus évident que « le ventre est encore fécond, d'où surgit la bête immonde » comme l'écrivait Bertholt Brecht en 1941. La Corse n'est pas épargnée par le phénomène. Nous n'avons pas le droit de nous taire ».
Vous pouvez trouver tous les livres de Jean-Pierre Santini sur ...
Amazone en cliquant ICI
